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Morgane PERSET
Rédactrice en Cheffe de BelvedeR, chargée de mission Dialogues urbains, AUAT
Frédéric TOUPIN
Directeur des études à l'AUAT
Régine Charvet-Pello est designeuse, directrice de l’agence tourangelle RCP Design Global. Entourée d’artistes de renom au sein du collectif Ensemble(s) la ligne, elle a orchestré la démarche de conception du tramway de Tours, en amont de la définition du programme technique. Elle revendique un équipement culturel plus qu’une infrastructure de transport.
Vous avez coutume de présenter le tramway de Tours qui a été mis en service en 2013 comme un équipement culturel, une oeuvre d’art urbaine, et non comme une infrastructure de transport. N’est-ce pas là une approche inédite pour un projet de ce genre ?
Avec le tramway de Tours nous avons souhaité dépasser le prérequis d’une vision fonctionnelle souvent en silos, pour poser un regard renouvelé sur le projet. Au-delà d’un matériel roulant et d’un retraitement de façade à façade, le tramway devient un équipement culturel, vecteur de l’identité du territoire et non pas seulement une oeuvre d’art. C’est en effet une approche inédite que l’on a développée, car il est rare d’associer des designeurs-créateurs dans les phases amont de mise en place de processus. Nous sommes généralement sollicités pour intervenir sur un produit. Nous avons donc inversé les choses avec une approche plus holistique. J’ai constitué un collectif pluridisciplinaire rassemblant notamment Daniel Buren, Louis Dandrel, Jacques Lévy, Roger Tallon et Patrick Rimoux [1] pour répondre à la commande. Notre réponse parlait d’envie, d’attractivité… et proposait de mélanger art et technique. L’idée était de créer une identité dans laquelle les gens se reconnaissent et qui permette à Tours de se distinguer en matière d’attractivité territoriale dans un contexte de compétition métropolitaine. Le projet se voulait comme une signature du territoire.
Comment ce collectif artistique s’est-il approprié le projet ?
Nous nous sommes donné pour consigne de départ de ne rien dessiner mais de réfléchir d’abord à ce qui faisait la force de la ligne de tramway et du territoire. Nous avons donc commencé par penser le projet comme un manifeste artistique sur la mobilité. C’est ce que nous avons retranscrit dans le livre blanc que nous avons appelé Alphabet de la ligne. Nous nous sommes ainsi intéressés au mouvement plus qu’à l’objet et avons pensé le tramway comme une station mobile. Au-delà du tramway en lui-même et des stations, nous nous sommes aussi attachés à travailler les bords et les abords avec des éléments d’interpellation du corridor large de 500 m de part et d’autre de la ligne. Dans cette idée, nous avons ainsi imaginé ce qu’on appelle le « 4e paysage », c’est-à-dire le territoire traversé par la ligne dans la limite de son corridor, soit 15 km² et non plus 15 km de long. L’enveloppe du tramway, traitée comme la surface de l’eau du fleuve Loire, reflète les paysages traversés. Le tramway devient ainsi le miroir de la ville. Nous avons eu une liberté d’expression artistique tout au long du cheminement du projet parce que nous étions une équipe pluridisciplinaire et culturelle dès le départ, ce qui nous a permis de pousser nos idées au maximum en tenant compte de la vie du projet global. Cela n’aurait pas été possible sous les « fourches caudines » du simple 1 % artistique.
Comment avez-vous travaillé avec les industriels à partir de votre proposition artistique ?
Notre projet n’avait pas la prétention de modifier tous les éléments du matériel roulant et des stations. Nous avons mis l’effort de conception sur les éléments qui allaient signer la ligne en respectant les invariants industriels. Pour les stations par exemple, nous avons proposé des nouveaux dessins de luminaires tout en conservant le schéma et l’organisation électrique. Pour ce qui est du matériel roulant, tout était dans le « catalogue Alstom », mis à part le traitement des phares avant pour lesquels nous avons utilisé la technologie des leds et l’architecture des sièges que nous avons conçus en bois et textile. Pour le reste, nous avons surtout travaillé sur la perception et non sur la conception des éléments en eux-mêmes. L’œuvre de Daniel Buren sur les portes du tramway est par exemple composée de son outil graphique de bandes noires et blanches, qui sont des autocollants faciles à ajouter à la structure initiale. Là où nos propositions ont été plus inattendues pour l’industriel Alstom, se trouve sur les barres de maintien intérieures. Nous avons fait appel aux énergies créatives et complémentaires des Compagnons du devoir, fortement implantés dans l’agglomération tourangelle, et des élèves métalliers des lycées professionnels de la région, pour concevoir et réaliser aux creux des barres de maintien, au look végétal, une série de « bourgeons métal » dont chaque modèle est différent sur les 21 rames, valorisant les savoir-faire du compagnonnage et des métiers de la main. C’est un vrai succès, les Tourangeaux en sont très fiers. Pour preuve, aucun de ces éléments n’a été détérioré jusqu’à présent en plusieurs années de service ! Ces évolutions design, culturelles et artisanales ont été plutôt bénéfiques pour l’expression industrielle malgré leur nouveauté. Le président Alstom France de l’époque m’a dit : « Régine, je te remercie d’avoir conçu un truc aussi différent, ça nous oblige à changer notre point de vue ! ».
Le tramway de Tours semble être un succès pour les Tourangeaux, les élus, les artistes associés, les industriels… Vous intervenez aujourd’hui à Toulouse sur le réseau Tisséo, et notamment sur le projet de 3e ligne de métro. Quelles sont les 3 grandes idées que vous retenez de votre expérience tourangelle et que vous mettez à profit dans vos nouveaux projets ?
J’en retiens tout d’abord l’importance du traitement du passage de l’immobile au mobile, c’est-à-dire de l’attente au mouvement ; nous travaillons sur la continuité et la fluidité de ce passage. Sur ce sujet, le travail de la lumière est très intéressant. Il permet de dialoguer avec les gens, de donner de l’intérêt à l’attente et au voyage, de séquencer le temps du trajet, de le scénariser. La lumière est travaillée en lien avec le rythme circadien pour que couleurs et matières soient toujours agréables et confortables quel que soit le moment du voyage. Plus globalement, nous nous intéressons au confort quotidien des voyageurs, au plaisir du trajet en travaillant la sensorialité des matières et des espaces et leurs perceptions.
[1] Collectif Ensemble(s) la ligne : Daniel Buren, artiste peintre, sculpteur, plasticien (connu notamment pour ses colonnes dans la cour d’honneur du Palais-Royal Paris) ; Louis Dandrel, journaliste, compositeur, designer sonore (auteur du jingle de la SNCF notamment) ; Jacques Lévy, géographe, urbaniste ; Roger Tallon, designeur (considéré comme le père du design français, designeur du TGV notamment) et Patrick Rimoux, sculpteur de la lumière.